San Antonio, Texas.

Pendant qu’Austin se délectait d’un déjeuner hors de prix, Joe Zavala était à 2 500 kilomètres de là, grignotant un beignet au miel dans un café sur le Paseo del Rio, le quartier touristique et pittoresque des bords du fleuve San Antonio. Il consulta sa montre, avala le reste de son café et se dirigea vers le quartier des affaires, où il entra dans le hall d’un immeuble de bureaux.

Après avoir mis au point sa stratégie à Washington, Zavala avait pris son sac de voyage et un avion pour le Texas à bord d’un vol de l’Air Force qui l’amena à la base de Lackland. De la base, il prit un taxi pour un hôtel de seconde zone. Yaeger faisait peut-être des miracles avec ses bébés informatiques, mais même lui dut admettre que Time-Quest était un gros morceau. Parfois, un œil et un esprit humains, avec leur capacité de sentir et d’analyser les nuances, sont plus efficaces que la machine la plus sophistiquée. Zavala chercha Time-Quest dans la longue liste des occupants de l’immeuble. Il prit ensuite un ascenseur qui le mena à un hall de grandes dimensions dont les murs étaient couverts de photos sépia géantes représentant les merveilles archéologiques du monde. Juste en face d’une photo de la Grande Pyramide, il vit un bureau en acier et émail qui paraissait déplacé tant il contrastait avec les antiquités représentées. Et la petite femme brune d’une trentaine d’années assise derrière ce bureau l’était plus encore.

Zavala se présenta, tendant à la réceptionniste une carte professionnelle qu’il avait fait imprimer le matin même.

— Oh ! Oui, Monsieur Zavala, le journaliste spécialiste des voyages, dit-elle. Vous avez appelé hier.

Elle consulta son agenda, appuya sur une touche de son téléphone et murmura un message.

— Mlle Harper va vous recevoir dans un instant. Vous avez de la chance d’avoir obtenu un rendez-vous si vite. Cela n’aurait pas été possible si elle n’avait pas eu une annulation inattendue.

— J’apprécie ma chance. Comme je vous l’ai expliqué, j’aurais appelé plus tôt, mais c’est une affaire de dernière minute. J’étais en train de faire un reportage sur la vie nocturne de San Antonio et j’ai pensé que je pourrais en profiter pour écrire un article pour mon magazine de voyages.

Elle lui adressa un sourire amical.

— Venez me voir quand vous en aurez fini avec Mlle Harper et je pourrai peut-être vous suggérer des endroits intéressants.

La réceptionniste était jeune et séduisante et Zavala aurait été surpris qu’elle ne connaisse pas les endroits chauds de la ville.

— Merci infiniment, dit-il de sa voix la plus charmeuse. Cela m’aidera beaucoup.

La directrice des relations publiques de Time-Quest était une femme d’environ quarante ans, jolie et bien habillée. Phyllis Harper émergea d’un couloir et donna à Zavala une poignée de main ferme. Puis elle le guida le long du corridor à moquette épaisse jusqu’à un bureau aux grandes fenêtres avec une vue panoramique sur la ville tentaculaire et la Tour des Amériques en son centre. Ils s’assirent sans cérémonie autour d’une table basse.

— Je vous remercie beaucoup de l’intérêt que vous portez à Time-Quest, monsieur Zavala. Je vous prie de m’excuser de ne pouvoir vous consacrer que quelques minutes. Melody vous a probablement dit qu’un bref rendez-vous avait été annulé.

— Oui, elle me l’a dit. Et j’apprécie que vous acceptiez de me consacrer un peu de votre temps. Vous devez être très occupée.

— Je dispose de quinze minutes avant de voir le directeur général. C’est un maniaque de l’exactitude, dit-elle en faisant les gros yeux. Pour être brève, je peux jacasser pendant dix minutes et vous en laisser cinq pour les questions que vous souhaiteriez me poser. Le dossier de presse sur notre organisation est très explicite.

De la poche de sa veste, Zavala sortit un magnétophone Sony miniature qu’il avait acheté dans un magasin discount et un carnet de notes pris le matin même dans un drugstore.

— Ça me va. Allez-y, jacassez.

Elle lui adressa un sourire éblouissant qui lui rappela qu’une femme plus mûre qui a de la classe peut être bien plus sexy qu’une jeune beauté comme Melody, la réceptionniste.

— Time-Quest est une association à but non lucratif. Nous avons un certain nombre d’objectifs. Nous souhaitons promouvoir la compréhension du présent et préparer le futur en étudiant le passé. Nous avons aussi un but éducatif en ce sens que nous soutenons l’étude de notre monde, particulièrement par le biais de programmes scolaires pour les jeunes et notre travail sur le terrain. Nous donnons aux gens ordinaires une chance de passer des vacances inhabituelles et aventureuses. Beaucoup de nos volontaires sont des retraités à qui nous offrons de réaliser le rêve de toute une vie.

Elle reprit son souffle et continua.

— En plus, nous soutenons de nombreuses expéditions archéologiques, culturelles et anthropologiques. Nous avons la réputation d’être faciles à persuader, dit-elle avec son agréable sourire. Les universités ne cessent de nous appeler à l’aide. Généralement, nous sommes heureux de l’accorder. Nous utilisons l’argent que paient nos volontaires de sorte que beaucoup de ces expéditions sont autofinancées. Nous fournissons des experts et nous aidons à les rémunérer. Nous avons patronné des expéditions dans tous les coins du monde. En retour, nous demandons à être informés de toutes les découvertes spéciales avant tout le monde. La plupart des gens trouvent que c’est une bien faible exigence en regard de ce qu’ils reçoivent. Avez-vous des questions ?

— Comment a commencé l’organisation ? Elle montra le plafond.

— Nous sommes les auxiliaires bénévoles de la société qui occupe les six étages au-dessus.

— Qui est... ?

— Les Industries Halcon.

Halcon. Le nom espagnol du « faucon » ou « oiseau de proie ». Il secoua la tête.

— Je ne les connais pas.

— Il s’agit d’un groupe de sociétés avec beaucoup de départements. Nous sommes l’un d’entre eux. La plus grande partie de ses revenus vient d’un portefeuille diversifié comprenant surtout des mines, mais aussi des transports maritimes, du bétail, du pétrole et du mohair.

— C’est en effet très diversifié ! Est-ce que la société est cotée en bourse ?

— Non, elle appartient entièrement à M. Halcon.

— Passer de l’excavation de mines à l’excavation de vieilles tombes, c’est un sacré saut, remarqua Zavala.

— Dit comme cela, c’est en effet curieux, mais quand on y réfléchit, c’est un peu vrai. La Ford Foundation a mis au point des projets ésotériques qui n’ont rien à voir avec la fabrication des voitures. M. Halcon est un amateur d’archéologie, d’après ce qu’on raconte. Il aurait aimé devenir un universitaire, mais il a bien mieux réussi en tant qu’industriel.

Zavala hocha la tête.

— M. Halcon a l’air d’une personne intéressante. Y aurait-il une chance de l’interviewer, peut-être si je le demande longtemps à l’avance ?

— Il aurait été plus facile d’interviewer Henry Ford, dit-elle avec un nouveau sourire éblouissant. Je ne voudrais pas paraître impertinente, mais M. Halcon est un homme très privé.

— Je comprends. Elle regarda sa montre.

— Je dois partir, j’en ai peur. (Elle fit glisser un épais dossier sur le bureau.) Voici votre dossier de presse. Jetez-y un coup d’oil et si vous avez d’autres questions, rappelez-moi, je vous en prie. Je serais ravie de vous mettre en contact avec des volontaires qui vous raconteront eux-mêmes leurs expériences.

— Ce serait très aimable à vous. Je pourrais m’inscrire un jour pour une expédition. Elles ne sont pas dangereuses, n’est-ce pas ?

Elle lui jeta un regard étrange.

— Nous sommes fiers des statistiques de sécurité de Time-Quest. Même dans les lieux les plus reculés, la sécurité est notre plus importante préoccupation. Rappelez-vous, j’ai dit que beaucoup de retraités participaient à nos programmes. Je parle des expéditions que nous organisons, reprit-elle après un silence. Celles que nous finançons partiellement font ce qu’elles veulent. Mais dans l’ensemble, nos statistiques sont très bonnes. Vous serez plus en sécurité au cœur d’une de nos aventures qu’en traversant la rue à San Antonio.

— Je m’en souviendrai, dit Zavala en se demandant si Mlle Harper était vraiment au courant de ce qui se passait dans sa société.

— Il y a un calendrier des événements pour l’année à venir dans ce dossier. Si quelque chose vous intéresse, faites-le-moi savoir. Je verrai ce que l’on peut faire.

Elle le reconduisit vers le hall et s’éloigna le long d’un couloir.

Melody sourit.

— Comment s’est passée l’entrevue ?

— Courte et agréable, dit-il en regardant disparaître la silhouette de Mlle Harper. Elle me rappelle une ancienne publicité qui passait à la télé où le type parlait comme une mitraillette.

Melody pencha la tête avec coquetterie.

— Bon, eh bien il reste les points chauds de la nuit.

— Merci de me le rappeler. Je cherche les endroits vraiment hors du commun où les jeunes vont en groupes. Si vous n’avez pas d’autre projet, je pourrais vous offrir à déjeuner et nous pourrions parler de la vie nocturne de cette ville.

— Il y a un grand restaurant pas très loin d’ici. Éclectique et très populaire. Je pourrai vous y retrouver vers midi.

Zavala griffonna les coordonnées de l’endroit et reprit l’ascenseur jusqu’au hall d’entrée. Il retourna voir l’annuaire et nota les départements d’Halcon Industries dans son carnet. Il y en avait huit en tout. Plusieurs se concentraient sur les mines et les transports maritimes, comme l’avait expliqué la directrice des relations publiques. Il reprit l’ascenseur, dépassa Time-Quest et entra dans un grand vestibule avec une réceptionniste et des photos de carrières de la taille des murs. Halcon Shipping[39]. Il dit à la réceptionniste qu’il avait dû se tromper d’étage et retourna à l’ascenseur.

Il répéta la manœuvre à l’étage de chaque société dépendant d’Halcon. Les bureaux étaient tous à peu près semblables, sauf pour les décorations murales, et les réceptionnistes, toutes jeunes et jolies. Il appuya sur le bouton de l’étage le plus élevé de la pyramide Halcon mais l’ascenseur le dépassa. Quand il sortit, il était à l’entrée ouatée d’un bureau d’avocats.

— Excusez-moi, dit-il à la secrétaire qui était quelconque, mais apparemment efficace. J’ai appuyé sur le bouton de l’étage en dessous, mais j’ai atterri ici.

— Ça arrive tout le temps. La suite du dessous est réservée aux directeurs de Halcon. Il faut un code spécial pour que l’ascenseur s’y arrête.

— Eh bien, si j’ai besoin d’un conseil juridique, je saurai où m’adresser.

Il retourna à l’entrée, espérant ne pas avoir éveillé la méfiance de l’équipe de sécurité avec ses entrées et sorties de l’ascenseur. Après la destruction de l’immeuble des Fédéraux d’Oklahoma City, il n’était pas raisonnable de se faire remarquer en train de se rancarder sur un immeuble de bureaux. Il descendit au rez-de-chaussée, appela un taxi puis en prit un autre pour s’assurer qu’il n’était pas suivi. Ensuite il s’attarda dans les rayons d’une librairie en attendant l’heure de retrouver Melody.

Le restaurant s’appelait le « Bomb Shelter »[40] et était décoré de thèmes des années 1950. Ils s’installèrent à une table dont les sièges venaient d’une décapotable De Soto de 1957. Melody était une fille du Texas, élevée à Fort Worth et travaillait pour Time-Quest depuis un an.

Pendant le déjeuner, Zavala lui demanda :

— Mlle Harper m’a parlé de votre grand homme M. Halcon. L’avez-vous déjà rencontré ?

— Pas personnellement, mais je le vois tous les jours. Je reste au bureau une heure de plus que tout le monde pour étudier. Je suis des cours de droit. Je n’ai pas l’intention d’être réceptionniste toute ma vie, ajouta-t-elle en souriant. M. Halcon reste tard, lui aussi, et nous partons à la même heure. Il descend dans son ascenseur privé et une limousine l’attend pour l’emmener.

Elle avait entendu dire que Halcon habitait en dehors de la ville, mais à part ça, Melody ne savait pas grand-chose de lui.

— À quoi ressemble-t-il ? demanda Zavala.

— Sombre, mince, riche. Assez bel homme, mais du genre à vous flanquer la chair de poule. C’est peut-être dû à la lumière du garage.

Melody était intelligente et spirituelle. Zavala se sentit un peu mufle en prenant son numéro de téléphone pour organiser une virée dans les boîtes de nuit. Il se promit d’arranger les choses en lui téléphonant dès son retour à Washington. Après le déjeuner, il trouva une bibliothèque où il se servit de l’Internet pour se renseigner sur le holding des Industries Halcon. Ce qu’il trouva correspondait assez bien à la brève description que Mlle Harper lui avait faite. Puis il alla louer une voiture moyenne et d’aspect ordinaire et prit une brochure touristique sur Alamo. Autant se renseigner sur l’Histoire du Texas en attendant son rendez-vous avec le mystérieux M. Halcon.